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UNE EROTIQUE DU DON


 
Le triomphe d'Intouchables a montré combien la compassion et l’entraide étaient considérées comme des vertus sociales dans la France d’aujourd’hui. Mais un autre film français récent, L’art d’aimer, a connu un beau succès d’estime que n’expliquent pas ses seules variations sur le marivaudage. Il s’agit d’une fable originale sur le don comme alternative au désir de possession qui a, sans doute, quelque chose à voir avec la bonne volonté et la générosité dans l’espace social.

Laurent Stocker et Judith Godrèche






















  
  Du film d'Emmanuel Mouret, la critique n’a retenu que la comédie pleine de chassés-croisés cocasses, réalisée par un Woody Allen mâtiné de Sacha Guitry. C’est oublier qu’il présente, avant tout, une érotique bien particulière - inspirée du poème éponyme d’Ovide et de son goût pour la liberté amoureuse - qui met les sentiments hors-champ et se préoccupe peu de psychologie. Dans l’économie du désir selon Mouret, il n’y a de place ni pour la jalousie ni pour la dette sentimentale ; sa carte de Tendre est celle d’un pays gouverné par un droit naturel qui n’a jamais, jamais connu de lois…

Si Intouchables montre la philia à l’oeuvre, L’art d’aimer met en scène la tentation de l’agapè. Tentation étayée sur la bonne volonté qui habite la plupart des personnages du film, tentation qui a une valeur autant symbolique que réelle, même si certains font l’amère expérience du désir jamais soluble dans l’altruisme.

En passant du corps érotique au corps social, on pourrait dire que le don est une manière non concurrentielle de s’associer à autrui, à l’exemple de ce que font les bénévoles d’associations caritatives. S’agit-il de récuser la morale libérale classique qui prétend que le souci des autres trouve son origine dans le souci de soi ? Autrement dit, est-ce la recherche du seul bien d’autrui qui suscite le don ? On sait bien que donner est rarement un acte gratuit et que la réciprocité est de règle dans les relations humaines, qui reposent sur l’échange. Tout don appelle un contre-don ; le contrat apparaît comme une nécessité.
La bonne volonté est donc souvent insuffisante pour assurer un échange équilibré.
Il est nécessaire d’admettre que le lien social repose sur des phénomènes de compensation qui ne sont pas, pour autant, des rétributions et peuvent s’incarner dans des vertus : ainsi en va-t-il lorsque l’on exprime de la gratitude en réponse à un bienfait. Et dans l’espace démocratique, c’est l’esprit de solidarité qui est garant d’une bonne réciprocité.

Frédérique Bel et François Cluzet
Mais qu’en est-il de la mauvaise réciprocité ? Celle qui relève de la jalousie au sujet des biens ou des perfections d’autrui, celle qui est prisonnière d’elle-même et qui, dans l’avidité de la rétribution, va jusqu’à se dévorer elle-même. Dans L’art d’aimer, elle est représentée par Frédérique Bel, l’hystérique au désir indécis qui n’a de cesse de mettre en échec le désir de l’autre. Du point de vue psychique, il y a sans doute des affects culpabilisants à l’origine de cette attitude presque revancharde. Si l’on transpose cela au plan économique, on voit clairement, aujourd’hui, que cette mauvaise réciprocité s’incarne dans la dette. La dette s’attache au passé et détourne des investissements, donc de l’avenir, comme en témoigne la crise actuelle des dettes souveraines, lesquelles sont dues, en grande partie, à la cupidité des spéculateurs ou à l’hystérie des marchés ; ce qui est tout un. Selon certains économistes, l’une des solutions réside dans la création d'eurobonds, ce qui implique d’accepter des compromis de souveraineté budgétaire au bénéfice d’une forme de gouvernement économique européen. Donc de placer la solidarité au cœur de la zone euro. En politique, le compromis est sans doute la vertu du don.

La dette a son origine dans une érotique de la pulsion qui cherche à posséder toujours et encore au risque du conflit. Par son érotique du don, le film d’Emmanuel Mouret nous dit qu’éros a aussi ses ruses et qu’il lui arrive de croiser agapè.  Michel Erman - 20/12/11


Michel Erman est universitaire et écrivain. Il est notamment lauteur de La Cruauté. Essai sur la passion du mal (PUF, Paris, 2009) et Le Bottin des lieux proustiens (La Table ronde, Paris, 2011). Il publie le blog Rhétoriques 2012 sur le site Rue89.