Robert Maggiori |
La liberté d’expression n’est pas chose simple. L’expression présuppose que la pensée lui préexiste, et la liberté renvoie à tant d’acceptions différentes que la philosophie n’en finit pas de les cerner. Ce qui est sûr, c’est que les deux perdraient beaucoup de leur sens si elles étaient séparées de la vérité et de la justice.
Je suis libre, je fais ce que je veux. |
On n’établit aucune justice si la liberté n’est pas là, et la liberté ne serait que libre concurrence des égoïsmes et des intérêts si elle ne se souciait pas de la justice.Quand cette « dissociation » peut-elle advenir ? Par exemple lorsqu’on se contente de donner à « liberté » son sens le plus stupide : faire ce qu’on veut. Si ce vouloir est un rêve (vouloir rajeunir, vouloir courir aussi vite qu’Usain Bolt, vouloir s’acheter une Ferrari, etc.), passe encore : on ne s’expose qu’à la désillusion, et on peste contre la nature, qui me fait vieillir ou m’a donné des petites jambes, ou contre la loterie sociale qui m’a fait pauvre et désargenté. Mais si le vouloir met en branle la séquence volonté-décision-action, il n’assure pas, à chaque coup, la liberté.
« Je suis libre, je fais ce que je veux ! » : que reprochera-t-on alors au voleur qui veut voler et au violeur qui veut violer ? On dira donc que la liberté, c’est plutôt vouloir ce qu’on fait, avec la conscience que ce vouloir doit nécessairement négocier avec le pouvoir-de-faire (je ne puis sauter d’un avion, mais je puis inventer le parachute), le droit-de-faire (je veux braquer une banque, mais je sais que je m’expose à la sanction pénale), et les droits-des-autres (je puis poser mon sac sur un siège, dans le train, mais je l’ôte si des voyageurs sont debout). Pour le dire vite : l’exercice de la liberté veut que je réponde de mes actes, et exige donc le fait, et le faix, de la responsabilité.
La facilité, la gratuité, la pseudonymie, l’anonymat, le sentiment d’impunité, la vitesse, la viralité, ont fait que, à côté des merveilles qu’il offre, le Web provoque l’ouverture d’un gigantesque vase de Pandore, d’où jaillit comme d’un geyser tout ce que les hommes ont de pire
Quant à l’expression, elle est toujours « export » de ce que chacun « a en soi ». Elle va, autrement dit, de penser à dire (par tous les signes possibles et imaginables, la parole, le dessin, l’écrit, l’affiche, la chanson, le film, etc.). Naturellement, il n’y a pas que la pensée qui s’exprime : le sentiment aussi, l’émotion, la sensation… Mais si la rougeur dit ma timidité, la blancheur du visage la peur, le serrement des mâchoires la colère, nul ne parlera de liberté d’expression (laquelle n’intervient que si je veux dire pourquoi j’ai peur ou suis en colère). Elle ne concerne que la volonté d’exposer à d’autres ce que je pense (ou ressens) - sauf en privé : je n’en ai guère besoin si je converse au café avec des amis. La liberté d’expression est une liberté publique, une « chose publique » (res publica) ou, si on veut, politique, au sens où elle ne prend sens que dans polis, la cité.
Le lien entre liberté d’expression et république est consubstantiel. Aussi pourra-t-on dire : toutes les fois qu’on verra dans un Etat s’exercer la liberté d’expression, on peut être assuré qu’il y a république. Les termes évoquent la phrase de Montesquieu : « Toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un Etat qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. » Celle-ci indique en négatif que la liberté n’est pas la « paix », elle ne fait pas que tout le monde soit tranquille, comme on est « tranquille » - c’est-à-dire apeuré, surveillé, contraint au silence, enfermé - dans une dictature qui impose une pensée unique ou des dogmes.
La libre expression républicaine implique la diversité, les échanges, le débat contradictoire, le conflit, la manifestation d’idées contraires aux miennes - et vise une « union d’harmonie », telle que la définit Montesquieu : « Ce qu’on appelle union dans un corps politique, est une chose très équivoque : la vraie est une union d’harmonie, qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général de la société ; comme des dissonances, dans la musique, concourent à l’accord total. » Elle exige donc que tout ce qui est exprimé le soit d’une façon «dialogique», qui permette la confrontation et la discussion. C’est pourquoi elle doit être « réglée ». De trois façons.
D’abord, étant une liberté politique, elle participe du « droit de faire tout ce que les lois permettent » - et pas au delà. Traiter quelqu’un de sale juif ou de sale arabe ne relève pas de la liberté d’expression : c’est une « parole performative », qui a la force d’un acte délictueux que la loi sanctionne. Même chose pour l’incitation à la haine raciale, la diffamation, la discrimination… Deuxièmement, étant une liberté d’expression, elle se plie à la logique : quelle que soit la forme stylistique ou rhétorique qu’elle emprunte - double sens, second degré, ironie, humour, provocation, litote, etc. -, elle doit pouvoir être discutée, c’est-à-dire laisser une « prise » à l’argumentation, même minimale, qui l’accepte, la réfute ou s’en insurge.
C’est en ce sens que l’insulte, la vocifération, le gros mot, l’aboiement, la régurgitation haineuse, etc. ne relèvent pas de la liberté d’expression, parce qu’ils sont « indiscutables », « hors discours », blessent, offensent, humilient et ne participent en rien à l’«union d’harmonie» de la république. La troisième « règle » est éthique : le souci de l’autre. Même pas l’amour, ni le respect, ni la compassion : seulement le souci que ce que j’exprime librement donne à l’autre, et à tous les autres, la capacité et la possibilité de le faire encore mieux, quitte à contester mes dires, de façon à ce que le discours social aille au plus près de la justesse, de la justice et de la vérité, autrement dit dynamise la « démocratie délibérative » pensée par Rawls ou Habermas en faisant converger les conceptions différentes vers le bien commun.
Etouffer la liberté d’expression est « facile » : la surveillance totalitaire, la répression, les assassinats, la terreur, suffisent, si on peut dire. La défendre et la faire s’étendre est plus complexe. Et on voit bien que, de nos jours, elle semble minée de l’intérieur, comme si l’expression elle-même désintégrait la liberté qui l’autorise. C’est en effet la seconde règle qui semble aujourd’hui la plus labile.
Si un regard inquiet se tourne de nouveau vers l’école, c’est que le langage, pour des raisons qu’il serait trop long d’aborder ici, s’est appauvri à tel point qu’il devient incapable de traduire avec minutie la pensée (tous les professeurs pourraient l’attester, et les enquêtes des linguistes montrent que des couches de plus en plus nombreuses de la population scolarisée en collège sont limitées à un usage de 300 mots). Ce qui a pour contrecoup de borner la pensée aux opérations simples, appliquées à des réalités pratiques, et de la rendre plus sensible aux mots d’ordre - lesquels suppléent la difficile mise en ordre des mots - et aux slogans, qui ont l’« avantage » de présenter toutes faites, sous forme condensée, des «vérités» dogmatiques auxquelles on adhère de façon acritique.
A ce que l’école ne sait plus construire, s’ajoute ce qu’Internet peut détruire. Les grands groupes capitalistes qui en bénéficient le plus, et qui en quelques décennies ont acquis une puissance financière et un pouvoir de «formatage» des individus supérieurs à ceux des Etats, ne sont guère soucieux de l’expression, ou mieux, sont davantage intéressés au fait de s’exprimer qu’au contenu de l’expression, puisqu’ils vendent des
« connexions ». A tel point qu’ils ont réussi à convaincre le monde entier, y compris ceux dont le métier est de former, d’instruire ou d’informer, qu’on pouvait s’« exprimer » par un like et que 140 caractères suffisaient à tout dire, tout commenter, tout critiquer, y compris, sans doute, l’Odyssée ou la Divine comédie.
Entrés dans la vie de tous (96,62% d’internautes en Islande, 86,20 au Qatar, 83,44 en Allemagne, 76,77 en France…), obligeant chacun, de la façon la plus soft, à suivre l’étendard du « Web first ! » - comme on suit le joueur de flûte de Hamelin dans la légende des frères Grimm -, Facebook, Google, Twitter et quelques autres géants ont réussi à réaliser les plus rapides accumulations de capital de toute l’histoire humaine, et à transformer le monde en un peuple de métayers qui, presque à son insu, travaille, jour après jour, clic après clic, à les enrichir, et jouir en contrepartie de l’offre, géniale, qu’ils proposent : une offre de « rapports », de sociabilité, de « mise en scène de soi », de divertissement, de participation plus ou moins réelle à la vie collective, d’exhibition de ses préférences, ses « avis », ses « réactions », ses aversions, ses désirs, ses délires…
La face de la planète en a été changée, des ressources inimaginables ont émergé, l’inventivité, la création, la connaissance, s’en sont trouvées multipliées à l’infini, des solidarités nouvelles ont pu se créer… Mais l’effet collatéral a été et est la dévastation de l’expression. La facilité, la gratuité, la pseudonymie, l’anonymat, le sentiment d’impunité, la vitesse, la viralité, ont fait que, à côté des merveilles qu’il offre, le Web provoque l’ouverture d’un gigantesque vase de Pandore, d’où jaillit comme d’un geyser tout ce que les hommes ont de pire, les mensonges, la perfidie, la cruauté, les extorsions, les arnaques, les faux savoirs, les diffamations, etc.
Forcée d’être rapide, instantanée, réactive, l’expression s’est dépouillée de tout semblant d’argumentation, pour devenir dans bien des cas (interrogez un modérateur de forum ou de tchat !) insulte, invective, offense, borborygme, crachat de haine, vomissement de rancœurs, de ressentiments et de frustrations… Défendre la liberté d’expression comporte le devoir de protéger l’expression, par l’enseignement, le livre, la culture. Car, si elle perd son expression, la liberté non seulement se vide, mais devient licence, pur « expressionnisme » par quoi l’ego croit montrer ses muscles, et, ainsi, s’éloigne sidéralement de toute justice, de tout souci éthique d’autrui, de tout « bien commun » - et quitte tristement la place de la République.
Robert Maggiori est journaliste à Libération et philosophe.
Article paru le 29 janvier 2015 dans Libération