Kamel Daoud |
(Dessin Michael Shaw) |
Avez-vous été surpris par les attentats perpétrés à Paris ?
Honnêtement, non. L’événement est comparable à un accident dont on sait qu’il va se passer. Mais le bruit, le choc, le sang, le drame vous surprennent toujours. Le crime est devenu d’une banalité routinière. Il y a des micro-11-Septembre chaque jour, dans chaque pays, qui ne sont pas soumis au même effet de loupe médiatique. Je sais comment fonctionne l’idéologie islamiste. Ses cibles sont faciles à deviner : la liberté, la contradiction, la dissidence. On massacre par centaines, on kidnappe, on viole en Syrie, en Irak, au Nigeria. Cela atteint l’Occident, les grandes villes, les salles de rédaction. C’était absolument prévisible pour moi.
Vous-même, vous sentez-vous en danger depuis la fatwa émise pour « apostasie » par un imam salafiste ?
Je n’aime pas me mettre en avant. Le rôle de martyr est un filon qui été exploité. Je ne veux pas être y enfermé, ni par les médias ni par ceux qui veulent me tuer et me placer dans une situation de mort-vivant. Je veux continuer comme avant. J’ai peur pour mes enfants, pour ma vie. Je redoute également que les islamistes gagnent en fin de compte, et finissent par couper le monde en deux, entre nous et vous, et que je n’aie plus de place dans ce monde-là.
La plainte que j’ai déposée dès le lendemain n’a été suivie d’aucun effet. Le bonhomme est toujours en liberté. Il a même réitéré ses menaces sur des télévisions ultraconservatrices, dans des journaux. Les islamistes disposent d’un sentiment d’impunité en Algérie. L’Etat ne veut pas remettre en cause l’alliance qu’il a conclue avec eux après la guerre civile. Donc, il préfère ne pas donner suite.
Dans une chronique du 4 août 2013, vous pointez que l’islamophobie est bien réelle mais que l’accusation s’est aujourd’hui généralisée, au point d’être le nom moderne d’hérésie, sanctionnant ceux qui pensent différemment…
Cette chronique, intitulée « Vous êtes “islamophobe” : la fatwa de la nouvelle inquisition », m’a valu beaucoup de réactions. C’est comme la politique d’Israël envers les Palestiniens. Si l’on s’y oppose, on est taxé abusivement d’antisémitisme. C’est devenu un moyen de paralyser toute voix dissidente. L’équilibre entre les deux est difficile. On vit dans un monde sans nuances.
Les écrivains ont-ils encore le pouvoir de diffuser ce sens de la nuance, de le faire connaître ?
Oui, mais à quel prix ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour gagner ? Est-ce à l’échelle d’une vie ? D’une ou deux générations ? La justice finit toujours par triompher. Mais, dans l’histoire de l’humanité, on est obligé de reprendre le combat qu’ont mené nos aînés et leurs aînés avant eux. L'enjeu est culturel. On ne naît pas djihadiste, on le devient, à cause de livres et d’idées. Si moi et d’autres continuons à écrire, à dessiner, à chanter, c’est pour proposer à l’enfant qui vient au monde autre chose que des idées qui tuent. En Algérie, le problème est qu’on ne dispose pas d’une idéologie alternative à l’islamisme. Si on n’est pas islamiste à 17 ans, qui est l’âge de l’absolu, qu’est-ce qu’on est ? L’islamisme vous prend totalement en charge : le corps, la sexualité, la vie, les relations aux autres. En face, il n’y a rien. C’est le désastre philosophique du monde arabe.
Je n’ai pas pu me déplacer à Marseille où l’on m’invitait à un concert. A la place, j’ai envoyé un message où je disais : il y a des gens qui se réclament d’un seul livre, moi je me réclame de la liberté des autres livres qu’ils n’ont pas lus. Tous les intégrismes, qu’ils soient religieux ou politiques, commencent par un livre : les quatre livres sacrés, Le Petit Livre rouge, etc. Ils prendront fin lorsqu’on écrira beaucoup plus de livres.
Face à la menace terroriste, le risque n’est-il pas ensuite l’autocensure ?
Habituellement, j’écris énormément et tous les jours. Or, depuis un mois, ma spontanéité a été touchée. Je parviens difficilement à la restaurer pour deux raisons. D’abord, il y a une mécanique de peur. Ensuite, je me sens désarmé. Il me faut revoir mes mots, qu’ils soient plus justes, mes images, beaucoup plus percutantes, mon style, encore plus nécessaire. J’ai l’impression que je ne peux pas raconter la même histoire dans une forêt qui brûle que dans une forêt qui pousse. Dans des moments comme ceux-là, l’important n’est pas d’écrire un livre d’urgence mais d’écrire un livre fantastique. C’est un gros bras d’honneur à ceux qui nous empêchent de rêver.
Kamel Daoud est écrivain.
Propos recueillis par Macha Séry.
Article paru le 14 janvier 2015 dans Le Monde