Jean-Pierre Le Goff |
Sociologue, fondateur du club Politique Autrement, Jean-Pierre Le Goff a analysé dans de nombreux essais – La Démocratie post-totalitaire, La France morcelée ou le récent La Fin du village – les mutations à l’œuvre dans le pays. Il revient sur les récents événements qui ont endeuillé la France.
11 janvier 2015, Paris |
Nos politiques invoquent la laïcité, la République, le "vivre-ensemble". Ne faudrait-il pas définir ce que l’on met derrière ces mots ? Quelles sont nos valeurs ? Sur quoi se fonde notre identité ?
Une parole s’est libérée, des lignes se sont déplacées, mais les idées demeurent confuses, chaotiques. Prenons la République et la laïcité sur lesquelles tout le monde semble se retrouver. Dans son discours à l’Assemblée nationale, Valls a été l’homme politique de gauche qui a parlé fermement et clairement en rappelant certains principes. Il est apparu, comme un républicain à la hauteur de la situation. François Hollande a réaffirmé ces mêmes principes et il a tenu, dans une situation difficile, à réconforter nos compatriotes musulmans qui ont peur d’être stigmatisés et confondus avec les adeptes de l’islamisme radical. Mais affirmer haut et fort le principe de laïcité, tout en disant et répétant en même temps que tout cela « n’a rien à voir avec l’islam » est pour le moins paradoxal. Ce n’est pas le rôle du Président de la République de dire ce qu’il en est de cette religion, comme des autres. Au sein de l’islam, il y a du reste des contradictions et des débats. Des intellectuels – comme le regretté Abdelwahab Meddeb – parlent de l’islamisme comme "la maladie de l’islam". Toute une réflexion minoritaire mais bien réelle est amorcée sur les textes fondateurs et l’épreuve de la critique peut être favorable au développement d’un "islam des Lumières" que certains appellent de leurs vœux. Il appartient à nos compatriotes musulmans, à leurs représentants de mener ce travail et de faire valoir – comme ils l’ont fait – que l’islamisme radical ne peut être l’islam de France. Le Président de la République n’a cessé de rappeler les principes de laïcité et de neutralité de l’État en matière confessionnelle et il s’est de fait investi, par moments, sur un terrain religieux qui n’est pas le sien.
Tout en célébrant les valeurs républicaines qui nous rassemblent, on n’a pas cessé de parler de "musulmans", de "juifs", de "chrétiens"… On n’a parlé que de communautés et un moment on a eu le sentiment que la religion occupait désormais tout l’espace public et politique. Or, la conception républicaine de la citoyenneté est individuelle et non communautaire. Elle a ses propres exigences qui impliquent de dépasser ses intérêts particuliers, son appartenance à telle ou telle communauté particulière, pour se penser comme un citoyen, membre d’une collectivité historique, la France, en même temps qu’individu autonome à égalité avec les autres dans le débat démocratique. Cet "idéal régulateur" semblait s’être évanoui au moment même où l’on célébrait les vertus de la République.
La France a en partie glissé vers un modèle de type communautaire, mais sans l’arrière-fond patriotique très fort qui existe aux Etats-Unis. La réaffirmation des grands principes de la République s’est produite en France dans un pays morcelé et dans le chaos des idées. L’unité et la défense de la République se sont affirmées avec force et dans la confusion, témoignant ainsi d’un certain état du pays en même temps que d’un sursaut et d’une volonté de reconstruction. D’une certaine manière, tout reste à faire.
Certains journalistes ou personnalités ont dénoncé "l’islamophobie" responsable d’un "climat malsain". Quelques-uns – Jean Birnbaum, Edwy Plenel, Laurent Joffrin – ont même désigné des coupables : Houellebecq, Zemmour, Finkielkraut… Que vous inspire cela ?
Les journalistes militants que vous citez ne me paraissent pas dignes d’intérêt, pour ne pas dire plus après ce qui s’est passé. Dans les jours précédant les attentats, le roman de Houellebecq était d’emblée accusé d’"islamophobie" ou de complicité avec les idées du Front national : "la fable de Houellebecq", pouvait-on lire dans un éditorial de Libération "permet de chauffer la place de Marine Le Pen au café de Flore". Auparavant, Zemmour avait été violemment stigmatisé, sans qu’un réel débat ait eu lieu pour répondre aux thèses qu’il avance, alors que son livre s’est vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires...
Ces journalistes-militants n’existent que par rapport à ce qu’ils dénoncent dans un face à face délétère, en se donnant le beau rôle de prêcheurs du Bien et de redresseurs de torts. La façon dont, depuis des années, ils ont mis en avant le thème du "fascisme montant" et se sont polarisés sur l’extrême droite en pratiquant la reductio ad hitlerum de tout adversaire, témoigne d’un enfermement mental et d’une posture. Ce n’est pas la recherche de la vérité qui importe, mais l’image, la volonté d’apparaître toujours dans le bon camp dans un petit milieu médiatique, en dénonçant et en stigmatisant les autres. Le terrorisme islamiste a fait voler en éclats tout cela. Mais je crains qu’à nouveau, ils tentent de remettre le "couvercle" sur la réalité et de "noyer le poisson". C’est une frange de la gauche minoritaire, bête et sectaire qui, à mon avis, ne mérite que le mépris. Ils jouent le rôle d’une police de la pensée dont la fonction est d’empêcher d’affronter – librement, calmement et rationnellement – les réalités dérangeantes et les chantiers qui sont devant nous. Ils ont toujours servi à entraver ce travail de réflexion et de reconstruction en toute liberté intellectuelle et de la sorte ont fait le jeu du Front national qui traite les problèmes refoulés à sa façon. Mais historiquement, je crois qu’ils sont sur le déclin, même s’ils s’accrochent à leur pouvoir et veulent à tout prix se faire une seconde jeunesse avec ce qui vient de se passer en France.
Des enseignants pointent chez ces élèves rétifs aux principes basiques de la République "la faillite du langage". Ils ne font pas la différence entre blasphème et racisme, opinion et délit, mais s’ébrouent en revanche dans une contreculture hyperconnectée. L’une des lignes de front se situe dans l’éducation, mais cela prendra des années ou des dizaines d’années. La situation peut être redressée ?
Dans nombre de territoires laissés à l’abandon, nous avons affaire à un terreau économique, social et culturel profondément déstructuré. On ne peut demander à l’école de tout résoudre. Sans croire à un âge d’or, autrefois, quand les jeunes arrivaient à l’école, il existait déjà une socialisation minimum, l’apprentissage d’une morale commune qui passaient par la famille, le milieu social dans lequel ils vivaient. Le chômage et la précarité combinés avec la déstructuration familiale marquée par l’absence du père comme figure incontournable de l’autorité, peuvent favoriser un basculement dans la délinquance ou une restructuration fanatique par l’islamisme radical.
La République a abandonné des quartiers où le banditisme, les ghettos communautaristes se sont développés. Dans les événements tragiques que nous venons de vivre, la question des libertés n’est pas seule en cause. Pendant longtemps, nous n’avons pas voulu voir l’importance d’un nouvel antisémitisme, préférant concentrer l’attention sur l’antisémitisme des groupes d’extrême droite sur le modèle des années 1930, alors que tous les signes étaient là. N’oublions jamais que la France est le pays où l’on a abattu sauvagement, de sang froid, à bout portant, des familles et des enfants juifs. C’est un Français qui a assassiné des juifs en Belgique. À Paris, en juillet dernier, on a entendu dans des manifestations des slogans "Mort aux juifs", des boutiques ont été incendiées, et en janvier on a de nouveau assassiné sauvagement dans une boutique casher des compatriotes parce qu’ils étaient "juifs"… Il faut garder cela en tête.
Le nouvel antisémitisme s’accompagne de l’importation du conflit israélo-palestinien dans notre pays, s’articule à une haine vis-à-vis d’Israël, des Etats-Unis et à la théorie du complot. Il n’est pas marginal. Il faut prendre la mesure du travail à faire pour le combattre et le déraciner. L’enseignement de la morale, de l’histoire est important car il y a une inculture, une déculturation historique extrêmement forte. Dans certains quartiers où sévissent le chômage de masse et les déstructurations familiales, vous avez des jeunes qui sont sortis du système scolaire et se retrouvent en situation d’errance.
Il y a des problèmes d’intériorisation d’un "surmoi", d’une morale. Beaucoup d’enseignants sont totalement dépourvus face à ces minorités de jeunes. Ce chantier de reconstruction anthropologique est important, l’école peut y participer, mais le problème se situe en amont de l’école.
Vous parliez d’ "idées chaotiques". On a vu en quelques jours le ministre de l’Education passer des ABCD de l’égalité à la Marseillaise, François Hollande décréter la pause des baisses d’effectifs dans les armées ou le garde des Sceaux réclamer par circulaire la plus extrême sévérité contre des actes d’apologie du terrorisme en tournant le dos à l’esprit de sa propre réforme pénale.
C’est pathétique, on passe d’une position à une autre sous l’emprise de l’émotion et d’événements tragiques, alors qu’antérieurement on s’attachait à dénier la réalité et on pratiquait à large échelle la «méthode Coué» consistant à répéter à loisir que les choses n’étaient pas si graves, qu’elles allaient s’améliorer sous peu, en dénonçant au passage tous ceux qui critiquaient cet angélisme et cet optimisme surjoué.
Le Premier ministre en arrive même à parler d’ "apartheid" – politique délibérée de discrimination raciale menée par l’État sud-africain de 1948 à 1991 – pour caractériser la situation dans certains quartiers ! La mentalité victimaire et le ressentiment de catégories de la population envers la France, entretenus par des associations communautaristes, ne peuvent être que renforcés. On ne maîtrise plus son langage et on peut s’enfoncer dans une sorte de surenchère, en même temps on entend surveiller et renforcer la législation contre les propos racistes, antisémites, islamophobes, homophobes…
Cette confusion, ce chaos des idées sapent les principes républicains et ouvre la voie aux dénonciations de toutes sortes et à une police de la parole représentées par des journalistes-militants et des associations qui n’ont cessé d’entretenir la haine de soi et l’image d’une France raciste qui n’aurait tiré aucune leçon de son passé vichyssois, colonialiste, esclavagiste… L’indignation et l’émotion suite aux attentats peuvent nous faire perdre la raison et nous désarmer face à l’islamisme radical, au terrorisme islamique et aux risques de guerre civile larvée existant au sein même de notre pays. Les manifestations massives marquent un sursaut et un moment de fraternité, en même temps qu’elles demeurent ambivalentes. On a applaudi les forces de l’ordre, on a chanté la Marseillaise dont quelques années plus tôt, certains voulaient changer les paroles jugées trop guerrières dans un monde pacifié…
Il a existé un curieux mélange de sursaut patriotique et d’angélisme à la manière
d’ Imagine, la chanson de John Lennon : une terre pacifiée, sans frontières et sans religions. Ce nouveau type de sensibilité démocratique n’est pas d’un grand secours face à des ennemis fanatiques qui veulent nous détruire. Nous n’étions pas préparés à cette épreuve. Pendant des années, une bonne partie des sociétés démocratiques a cru vivre la fin de l’histoire sous la double modalité du triomphe apparent du libéralisme et des « Droits de l’homme » considérés comme la chose du monde la plus partagée. Nous avons fui l’histoire et le tragique qui lui est inhérent. Désormais, nous sommes au pied du mur. Va-t-on enfin aborder l’ensemble des défis considérables qui sont devant nous et entamer un travail de reconstruction de longue haleine ?
d’ Imagine, la chanson de John Lennon : une terre pacifiée, sans frontières et sans religions. Ce nouveau type de sensibilité démocratique n’est pas d’un grand secours face à des ennemis fanatiques qui veulent nous détruire. Nous n’étions pas préparés à cette épreuve. Pendant des années, une bonne partie des sociétés démocratiques a cru vivre la fin de l’histoire sous la double modalité du triomphe apparent du libéralisme et des « Droits de l’homme » considérés comme la chose du monde la plus partagée. Nous avons fui l’histoire et le tragique qui lui est inhérent. Désormais, nous sommes au pied du mur. Va-t-on enfin aborder l’ensemble des défis considérables qui sont devant nous et entamer un travail de reconstruction de longue haleine ?
François Hollande a défendu ces jours-ci la liberté d’expression avec des mots assez forts après les manifestations anti-françaises dans divers pays.
Nous devons tenir bon sur cette question. Pour autant, on ne peut pas demander à tous les Français de partager la « culture Charlie ». Celle-ci ne représente pas la France et ceux qui ont fait cet hebdomadaire assumaient un rôle de provocation et de transgression. Je comprends que nos compatriotes musulmans, mais aussi chrétiens qui ne sont nullement épargnés, se sentent offensés. Mais la France n’a pas à réintroduire un quelconque délit de blasphème.
On a cru naïvement qu’il ne pouvait pas y avoir de chocs culturels entre des cultures et des civilisations. Dès qu’on parlait de cela, la police de la pensée vous ramenait à George Bush et à la « guerre des civilisations », elle vous classait automatiquement dans l’« islamophobie » et dans le camp de l’extrême droite comme si nous n’avions d’autre choix qu’entre un multiculturalisme invertébré et un essentialisme culturel, xénophobe et chauvin. C’est ce faux choix sous forme de chantage qui s’est trouvé brusquement mis à mal avec les événements tragiques que nous venons de vivre. Nous devons être capables d’aborder sereinement et clairement les différences et les contradictions existant entre les peuples et les civilisations qui ont des histoires et des cultures différentes. Le dialogue entre les pays et les civilisations ne se fait pas sans confrontation, ce qui implique précisément de savoir à quoi nous tenons.
En France et en Europe, nous devons refuser les amalgames, mais il y a un choc culturel avec l’islam comme religion nouvellement implantée qu’il serait vain et dangereux de nier. Il faut inverser la problématique d’un multiculturalisme invertébré qui nous désarme.
La France et l’Europe, « continent de la vie interrogée », peuvent être une chance pour l’islam. Nous pouvons régler ensemble cette question, en refusant les amalgames, mais aussi en refusant ceux qui veulent nous empêcher d’affronter la réalité et de penser librement. Nier les problèmes fait le jeu de l’extrême droite.
La France et l’Europe, « continent de la vie interrogée », peuvent être une chance pour l’islam. Nous pouvons régler ensemble cette question, en refusant les amalgames, mais aussi en refusant ceux qui veulent nous empêcher d’affronter la réalité et de penser librement. Nier les problèmes fait le jeu de l’extrême droite.
Propos recueillis par Christian Authier.
Article paru le 23 janvier 2015 dans L'Opinion indépendante