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FATIGUE DU DERNIER HOMME



Slavoj Zizek
"Le vrai problème n’est pas tant le terrorisme que notre propre décadence", explique le philosophe Slavoj Zizek, qui impute l'essor de l'islamisme aux failles du libéralisme et à l'épuisement idéologique de la gauche.
  
Vallée de Swat, Pakistan (photo AFP)





Vous avez exprimé votre solidarité avec Charlie Hebdo. Pensez-vous que les réactions à l'échelle  mondiale ont été à la hauteur de ce qui s'est produit?

Voyez comment le sentiment de solidarité universelle qui a explosé dans les jours qui ont suivi la tuerie parisienne a connu son apogée le dimanche 11 janvier, avec le spectacle  de tous ces grands noms de la politique internationale qui se donnaient la main, de Cameron à Lavrov en passant par Netanyahou et Abbas. On peut difficilement trouver meilleure image de l'hypocrisie et des faux-semblants. La vraie réaction à la Charlie Hebdo aurait été de publier en première page une caricature grand format qui se moquerait de cette grand-messe avec le plus de violence et de mauvais goût possible : Netanyahou et Abbas, Lavrov et Cameron en train de s'enlacer et de s'embrasser passionnément pendant qu'ils aiguisent leurs couteaux dans leur dos.

Quel genre de phénomène le terrorisme islamique est-il réellement ?

La montée en puissance de l'Etat islamique (El) est le dernier chapitre en date d'un long processus de réveil anticolonial (les frontières tracées de manière arbitraire par les grandes puissances après la Première Guerre mondiale sont en passe d'être redessinées), en même temps qu'un nouvel épisode de la lutte contre la manière dont le capitalisme mondial sape le pouvoir des Etats-nations. Mais c'est un autre aspect qui devrait nous effrayer et nous consterner : les déclarations où les chefs de l'EI disent très clairement que la finalité première du pouvoir étatique n'est pas la défense du bien-être de la population, en luttant contre la faim ou en garantissant l'accès aux soins médicaux, mais l'orthodoxie  religieuse et l'assurance que tous les  aspects de la vie  publique sont bien conformes à la doctrine religieuse. L'EI demeure à peu près indifférent aux catastrophes humanitaires qui ont lieu sur son territoire : c'est une différence importante avec le concept occidental moderne de "biopouvoir", qui  vise à réguler un cadre de  vie.

Cela fait-il de l'EI un simple phénomène pré-moderne dont la seule motivation serait un désir désespéré de revenir en arrière et de nier toute forme de progrès ?

La résistance au capitalisme mondial ne devrait pas reposer sur une pensée pré-moderne et sur la défense d'un mode de vie qui lui serait afférent : il est de toute manière impossible de revenir à un âge pré-moderne puisque la mondialisation façonne déjà les formes de résistance qui s'opposent à elle. Au lieu de voir en l'EI une simple force de résistance radicale à la modernisation, il faut plutôt l'analyser comme un exemple de modernisation dévoyée et le replacer dans le contexte d'une succession de modernisations  conservatrices qui ont commencé  au Japon durant l'ère Meiji, où une modernisation industrielle très rapide s'est accompagnée d'une sorte de "restauration" idéologique visant à rétablir le pouvoir absolu de l'empereur.


La photo d'El-Baghdadi, le leader de l'EI, avec une montre suisse de luxe au poignet est de ce point de vue emblématique. L'EI maîtrise la propagande par Internet et la gestion des flux d'argent et ces pratiques ultramodernes sont mises au service d'un projet politico-idéologique qui n'est  finalement pas aussi conservateur qu'on le pense. Il relève plutôt d'un désir désespéré d'imposer des délimitations hiérarchiques très strictes, qui visent notamment à encadrer la religion, l'éducation et la sexualité, avec la réglementation  asymétrique très rigide des différences sexuelles et l'interdiction  de toute forme d'éducation laïque.

Que devrait faire l'Occident ? 

Nous ne vaincrons  pas le terrorisme si nous ne nous affranchissons  pas de la doxa libérale-démocrate. Seule une nouvelle gauche radicale pourra y parvenir. Souvenons-nous du vieil adage de Walter Benjamin qui voyait en chaque montée du fascisme l'expression de l'échec d'une  révolution. Cela ne s'applique-t-il pas aussi à ce que l'on appelle désormais l'"islamo-fascisme" ? La montée de l'islamisme radical ne se produit-elle pas au moment où la gauche laïque est en voie de disparition dans les pays musulmans ?

En 2009, après que les talibans s'étaient emparés de la vallée de Swat au Pakistan, une enquête du New York Times a montré qu'ils avaient utilisé une situation de "révolte de classe née du gouffre qui sépare une classe de riches propriétaires terriens de leurs métayers interdits d'accession à la propriété des terres". Néanmoins, si le succès des talibans, qui profitent de la pauvreté des fermiers, est "un signal d'alarme dans un Pakistan qui demeure majoritairement féodal", qu'est-ce qui empêcherait les libéraux-démocrates pakistanais et les Etats-Unis de "profiter" eux aussi de cette situation en venant en aide aux fermiers sans terres ? De cet exemple, on ne peut que tirer le triste constat que le pouvoir féodal pakistanais est l'allié naturel de la démocratie libérale.

Que deviennent alors les valeurs fondamentales du libéralisme telles que la liberté et l'égalité ?

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Le libéralisme n'est pas en lui-même suffisamment fort pour sauver ses valeurs de l'agression intégriste. L'intégrisme est une réaction aux failles du libéralisme, une réaction frelatée et mystificatrice bien sûr ; et c'est pour cette raison que le libéralisme produit encore et toujours de l'intégrisme. Laissé à lui-même, le libéralisme finira par s'autodétruire lentement, et la seule chose qui soit capable de sauver ses valeurs fondamentales est une gauche revivifiée. Aujourd'hui, il a besoin de l'aide fraternelle de la gauche radicale. Le seul moyen de vaincre l'intégrisme est de le priver du terreau sur lequel il se développe.


La bonne réaction à adopter face aux attentats de Paris est d'en finir avec l'autosatisfaction complaisante qui caractérise les libéraux permissifs et d'accepter le fait que l'opposition que l'on établit entre le libéralisme permissif et l'intégrisme est en réalité un faux conflit. C'est un cercle vicieux dans lequel deux pôles opposés s’engendrent et se présupposent mutuellement. On peut appliquer à l'intégrisme d'aujourd'hui ce que Max Horkheimer disait dans les années 1930 à propos du fascisme et du capitalisme, à savoir que ceux qui ne sont pas prêts à tenir un discours critique sur le capitalisme devraient se taire sur le fascisme. Ceux qui sont incapables de critiquer la démocratie libérale devraient également s'abstenir de critiquer l'intégrisme religieux.

Que pensez-vous de Michel Houellebecq et de sa critique des sociétés occidentales libérales ?

Cela peut sembler aberrant, mais j'ai beaucoup de respect pour les conservateurs  libéraux et intellectuellement honnêtes tels que Houellebecq, Finkielkraut, ou Sloterdijk en Allemagne. Il y a beaucoup plus à apprendre d'eux que d'un libéral progressiste comme Habermas. Les conservateurs sincères n'ont pas peur de reconnaître que nous sommes actuellement dans une impasse. A mes yeux, Les particules  élémentaires est la charge la plus accablante qui soit contre la révolution sexuelle des années 1960. Il montre bien comment l'hédonisme permissif a débouché sur un univers obscène et ultra-narcissique reposant sur l'obligation de jouir. Même l'anti-islamisme de Houellebecq est plus sophistiqué qu'il n'y paraît : il est bien conscient du fait que le vrai problème n'est pas tant la menace extérieure  de l'islam que notre propre décadence.

Il y a bien longtemps, Friedrich Nietzsche avait bien perçu comment la civilisation occidentale allait aboutir au dernier homme, une créature apathique dépourvue de toute forme de passion ou d'engagement. Incapable de rêver, fatigué de la vie, il ne prend plus aucun risque et recherche le confort et la sécurité, qui deviennent une forme de tolérance envers l'autre : "Un petit peu de poison de temps à autre, pour faire de beaux rêves. Et beaucoup de poison à la fin, pour avoir une mort agréable. Nous avons nos petits plaisirs diurnes et nos petits plaisirs nocturnes, mais nous sommes soucieux de notre santé. Nous avons découvert le bonheur, disent les derniers hommes, et ils ferment les yeux." 


Propos recueillis par Slawomir Sierakowski, traduits de l'anglais par Michel Etcheverry.
Article paru le 22 janvier 2015 dans L’Obs