Slavoj Zizek |
"Le vrai problème n’est pas tant le terrorisme que notre propre décadence", explique le philosophe Slavoj Zizek, qui impute l'essor de l'islamisme aux failles du libéralisme et à l'épuisement idéologique de la gauche.
Vous avez exprimé votre solidarité avec Charlie Hebdo. Pensez-vous que les réactions à l'échelle mondiale ont été à la hauteur de ce qui s'est produit?
Cela fait-il de l'EI un simple phénomène pré-moderne dont la seule motivation serait un désir désespéré de revenir en arrière et de nier toute forme de progrès ?
La résistance au capitalisme mondial ne devrait pas reposer sur une pensée pré-moderne et sur la défense d'un mode de vie qui lui serait afférent : il est de toute manière impossible de revenir à un âge pré-moderne puisque la mondialisation façonne déjà les formes de résistance qui s'opposent à elle. Au lieu de voir en l'EI une simple force de résistance radicale à la modernisation, il faut plutôt l'analyser comme un exemple de modernisation dévoyée et le replacer dans le contexte d'une succession de modernisations conservatrices qui ont commencé au Japon durant l'ère Meiji, où une modernisation industrielle très rapide s'est accompagnée d'une sorte de "restauration" idéologique visant à rétablir le pouvoir absolu de l'empereur.
La photo d'El-Baghdadi, le leader de l'EI, avec une montre suisse de luxe au poignet est de ce point de vue emblématique. L'EI maîtrise la propagande par Internet et la gestion des flux d'argent et ces pratiques ultramodernes sont mises au service d'un projet politico-idéologique qui n'est finalement pas aussi conservateur qu'on le pense. Il relève plutôt d'un désir désespéré d'imposer des délimitations hiérarchiques très strictes, qui visent notamment à encadrer la religion, l'éducation et la sexualité, avec la réglementation asymétrique très rigide des différences sexuelles et l'interdiction de toute forme d'éducation laïque.
Que devrait faire l'Occident ?
En 2009, après que les talibans s'étaient emparés de la vallée de Swat au Pakistan, une enquête du New York Times a montré qu'ils avaient utilisé une situation de "révolte de classe née du gouffre qui sépare une classe de riches propriétaires terriens de leurs métayers interdits d'accession à la propriété des terres". Néanmoins, si le succès des talibans, qui profitent de la pauvreté des fermiers, est "un signal d'alarme dans un Pakistan qui demeure majoritairement féodal", qu'est-ce qui empêcherait les libéraux-démocrates pakistanais et les Etats-Unis de "profiter" eux aussi de cette situation en venant en aide aux fermiers sans terres ? De cet exemple, on ne peut que tirer le triste constat que le pouvoir féodal pakistanais est l'allié naturel de la démocratie libérale.
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La bonne réaction à adopter face aux attentats de Paris est d'en finir avec l'autosatisfaction complaisante qui caractérise les libéraux permissifs et d'accepter le fait que l'opposition que l'on établit entre le libéralisme permissif et l'intégrisme est en réalité un faux conflit. C'est un cercle vicieux dans lequel deux pôles opposés s’engendrent et se présupposent mutuellement. On peut appliquer à l'intégrisme d'aujourd'hui ce que Max Horkheimer disait dans les années 1930 à propos du fascisme et du capitalisme, à savoir que ceux qui ne sont pas prêts à tenir un discours critique sur le capitalisme devraient se taire sur le fascisme. Ceux qui sont incapables de critiquer la démocratie libérale devraient également s'abstenir de critiquer l'intégrisme religieux.
Il y a bien longtemps, Friedrich Nietzsche avait bien perçu comment la civilisation occidentale allait aboutir au dernier homme, une créature apathique dépourvue de toute forme de passion ou d'engagement. Incapable de rêver, fatigué de la vie, il ne prend plus aucun risque et recherche le confort et la sécurité, qui deviennent une forme de tolérance envers l'autre : "Un petit peu de poison de temps à autre, pour faire de beaux rêves. Et beaucoup de poison à la fin, pour avoir une mort agréable. Nous avons nos petits plaisirs diurnes et nos petits plaisirs nocturnes, mais nous sommes soucieux de notre santé. Nous avons découvert le bonheur, disent les derniers hommes, et ils ferment les yeux."
Propos recueillis par Slawomir Sierakowski, traduits de l'anglais par Michel Etcheverry.
Article paru le 22 janvier 2015 dans L’Obs