Michel Guerrin |
En 2004, le cinéaste jordanien Yahya Alabdallah réalise un court-métrage titré Six minutes, à voir sur YouTube. Une caméra demande à des étudiants et des passants s’ils connaissent telle personnalité, tel pays ou tel fait historique. Ils ne savent pas. Ils ne savent pas qui est Vivaldi, Freud, l’activiste palestinien Ghassan Kanafani, Tchaïkovski, Nietzsche, Tolstoï, le poète syrien Mohammed Al-Maghout.
Madrassa, Pakistan |
Ils ne savent pas où se trouve la Hongrie et quand a eu lieu la Révolution française. Le film se clôt par cette formule : « L’enfant arabe, en dehors de l’école, lit six minutes par an. »
Des statistiques de l’Unesco ou de la Ligue arabe vont dans le même sens : 6 minutes pour l’écolier arabe contre 12 000 minutes pour l’écolier européen. Cela s’explique. Selon l’Unesco en 2009, l'analphabétisme toucherait près de 40 % des Arabes de plus de 15 ans – les femmes surtout. C’est pire, selon Abderrahim Youssi, professeur à l’université Mohamed-V, à Rabat, qui, dans Le Monde des 22-23 juillet 2012, affirme que « la moitié de la population arabe » est analphabète. Les jeunes Arabes ont du mal avec leur langue pour de multiples raisons, dont celle-ci : ils en ont deux – l’arabe classique, réservé aux élites, et l’arabe parlé, populaire. Mohamed Charfi, ancien ministre de l’éducation en Tunisie, déclarait au Monde, en 1998 : « Je ne crois pas qu’un peuple puisse pendant très longtemps écrire une langue qu’on ne parle pas et parler une langue qu’on n’écrit pas. »
Et, pourtant, le phénomène s’accentue à cause du fait religieux, les imams poussant cet arabe classique, qui colle au Coran. Avec cette conséquence, selon Abderrahim Youssi : « Combien de scientifiques, de poètes ou d’écrivains potentiels, ou simplement de citoyens accomplis se retrouvent ainsi, dès les premiers jours de leur existence, mentalement mutilés à vie ? » Mutilés et endoctrinés. Car l’enseignement scolaire est imprégné de religion. Ce n’est pas nouveau. Mais le mouvement prend de l’ampleur, explique Mohamed Métalsi, directeur des actions culturelles à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris : « Pour les petits, l’éducation est fortement religieuse. Pour les grands, l’enseignement de la philosophie colle aux textes musulmans. Exit la Grèce ou les Lumières. » Même constat pour Moulim El Aroussi, commissaire de l’exposition « Le Maroc contemporain », à voir à l’IMA jusqu’au 1er mars. « Ce qui est nouveau, c’est le prêche pendant les cours, du primaire au supérieur, où même un professeur de maths trouve le moyen de parler religion. » Mohamed Charfi voulait un « divorce entre la langue et le Coran ». Le contraire est en train de se passer. Tous les rouages de la vie sociale des pays arabes sont imprégnés de religion. Et chaque œuvre artistique est sous l’œil du Prophète.
Il n’y a pas que la religion, loin de là, qui brime la culture dans les pays arabes. La dictature, la pauvreté, la corruption, la guerre sont d’autres agents hostiles. Avec pour résultat qu’aucun Etat arabe n’a mis en place, depuis des décennies, une politique culturelle autre que celle qui vise à contrôler les créateurs. Les seuls projets ambitieux viennent des monarchies pétrolières et du Qatar – des dictatures qui rêvent de notabilité en adoptant les standards de l’art mondialisé. Sinon, c’est le marasme.
Prenons l’édition. Selon le « Rapport arabe sur le développement humain » de 2002, piloté par les Nations unies, moins de livres ont été publiés en un an dans l’ensemble des pays arabes (380 millions d’habitants) qu’en Espagne (47 millions). Et ça ne s’est pas arrangé. Cette région du monde est à la traîne, sauf pour les livres religieux, qui constituent 17 % de la production, contre une moyenne mondiale de 5 %. Selon Moulim El Aroussi, « à chaque Salon du livre dans le monde arabe se pose le problème du livre islamique, pas cher, bien imprimé et parfois donné gratuitement au lieu d’être vendu ».
Même chose pour les traductions de livres : selon un rapport des Nations unies de 2003, le monde arabe n’aurait traduit que 10 000 livres en mille ans, soit l’équivalent de ce que l’Espagne traduit en une année. Cette donnée est contestée. Mais Mohamed Métalsi confirme la tendance : « Les grandes œuvres occidentales sont très peu traduites. Et les traductions sont souvent médiocres. » Les grandes universités arabes, celle du Caire notamment, perdent aussi de leur éclat. « C’est flagrant dans les sciences humaines, un domaine où le chercheur réfléchit à la société, et donc créé des problèmes aux Etats, tout en devant affronter l’islamisation rampante », explique Mohamed Métalsi. Même constat pour Moulin El Aroussi : « Il y a de moins en moins de chercheurs sérieux qui savent faire la différence entre la foi et la science. » Autre signe, bien repéré : les centaines de brimades, censures, actes de vandalisme, emprisonnements, voire pire, que subissent les créateurs qui critiquent le pouvoir ou froissent la religion. Avant comme après le « printemps arabe », et dans tous les pays, ajoute Moulim El Aroussi.
Le cas le plus récent est le film Exodus, de Ridley Scott, qui fut censuré, en décembre 2014 : au Maroc au motif que Dieu y serait représenté ; en Egypte parce que les juifs sont montrés en bâtisseurs de pyramides ; aux Emirats parce que le film contient « des erreurs religieuses ». Des pays arabes s’en sortent mieux que d’autres, et des œuvres magnifiques surgissent ici et là. Mais ce sont des étoiles filantes dans une région du monde qui glisse vers l’obscurantisme, dit Mahomed Métalsi. Avec ce résultat, pointé par l’écrivain Zafer Senocak, dans Le Monde du 20 janvier : « Les terroristes recrutent dans une communauté de plus en plus nombreuse, formée de masses musulmanes incultes. » Mohamed Métalsi fait-il un lien entre cet appauvrissement de la culture dans les pays arabes et les manifestations récentes contre Charlie Hebdo ? « Bien sûr ! Cette incapacité à prendre de la distance, à juger par soi-même, le fait de voir des images sans savoir les lire, tout cela y mène. »
Michel Guerrin est journaliste au Monde
Article paru le 23 janvier 2015 dans Le Monde