Les événements survenus dans notre pays au début de ce mois ont révélé, d’une manière cruelle, que les modèles explicatifs - auxquels certains sociologues nous ont habitués depuis une quinzaine d’années - rencontrent, au contact des faits, des limites parfois importantes. En s’empressant de les réappliquer mécaniquement à ce qui venait d’arriver, leurs promoteurs en ont fait, à leurs dépens, la démonstration.
Il y a d’abord eu, dès le 7 janvier, ceux qui ont tenu à expliquer que les attentats qui venaient d’être perpétrés n’avaient « rien à voir avec la religion» . On comprend ce qu’ils tentaient de faire : combattre l’islamophobie, prévenir tout amalgame, montrer que le problème fondamental est celui de la relégation sociale et de l’expérience de l’humiliation. Intention louable. On la partage.
Mais autorise-t-elle à amputer la réalité sociale de ce qui ne colle pas au schéma analytique que l’on cherche ainsi à faire valoir ? C’est ce qui arrive si l’on traite comme un épiphénomène le fait que les terroristes, et ceux qui les soutiennent à travers le monde, nous parlent ad nauseam de religion. « Oui, mais ces terroristes ne savent pas vraiment ce qu’est l’islam ! Il n’est pour eux qu’un prétexte. » Cependant, où trouver la définition vraie de l’islam qui permettrait de classer, parmi ceux qui se réclament de cette religion, les musulmans véritables et ceux n’ayant « rien à voir avec la religion » ? Cette définition vraie n’est-elle pas, précisément, l’enjeu central d’une lutte ? De sorte que loin d’avoir à réifier ce qu’est la religion musulmane, il se pourrait que le sociologue doive, avant tout, étudier les mécanismes de cette lutte partout où elle a lieu. Parce qu’une approche proprement sociologique de la radicalisation jihadiste de certains jeunes Français réclame de prendre au sérieux leur prétention à vouloir devenir des musulmans parfaits, les sociologues doivent demeurer méthodologiquement agnostiques. Il ne leur revient pas de décréter ce qu’est l’islam véritable et d’affirmer, sur cette base, que les jeunes radicalisés ne doivent pas être considérés comme de vrais musulmans.
Il y a eu ensuite, après le 11 janvier, des sociologues, parfois les mêmes, qui ont tenu à expliquer que la marche qui a réuni plus de 3,5 millions de personnes à travers la France était le résultat d’une « fabrique du consensus national » par les médias et les élites politiques. A nouveau, on voit ce qu’ils cherchaient à faire : éviter la récupération politique de la prétendue « union nationale », récupération qui encourage les comportements nationalistes et les desseins belliqueux, comme a tenu à nous le rappeler Julie Pagis. On souscrit à l’intention.
Mais, à nouveau, autorise-t-elle, à la seule fin de privilégier une analyse «pseudo-chomskyienne» du conditionnement des masses, à s’asseoir sur la réalité sociale ? Ceux qui ont défilé le 11 janvier sont-ils descendus dans la rue au coup de sifflet des politiques et des médias ? Ont-ils crié
« Je suis Charlie » parce qu’ils y étaient « assignés » ? Il se pourrait que l’énigme à expliquer soit, tout au contraire, que 3,5 millions de personnes ont manifesté sans avoir été téléguidés par des pouvoirs institués et que certaines d’entre elles ont proclamé « Je suis Charlie », non pour se plier aux supposées injonctions du personnel politique et des médias, mais parce qu’ils en ressentaient le besoin d’une façon immanente à leur éducation morale et politique.
« Je suis Charlie » parce qu’ils y étaient « assignés » ? Il se pourrait que l’énigme à expliquer soit, tout au contraire, que 3,5 millions de personnes ont manifesté sans avoir été téléguidés par des pouvoirs institués et que certaines d’entre elles ont proclamé « Je suis Charlie », non pour se plier aux supposées injonctions du personnel politique et des médias, mais parce qu’ils en ressentaient le besoin d’une façon immanente à leur éducation morale et politique.
En ce sens, une approche proprement sociologique de la mobilisation du 11 janvier ne saurait faire l’économie d’une analyse de ce qu’est le sentiment de participer à une communauté politique. Nombre de sociologues, à cet égard, y verraient sans doute plus clair s’ils ne s’obstinaient pas à dénier à leurs concitoyens les compétences critiques et la réflexivité dont ces derniers ont bel et bien fait preuve, lorsque, ce dimanche-là, ils ont voulu réaffirmer solidairement leur attachement au projet de vivre dans un pays libre et démocratique.
« Qui et quels mécanismes font barrage aux sciences sociales ? » se demandaient récemment les organisateurs des Etats généraux des sciences sociales critiques. Qui ? On pourrait dire que c’est d’abord chaque sociologue lui-même, dès lors qu’il croit judicieux de nier, pour des raisons plus ou moins avouables, des pans entiers de la réalité sociale. Quels mécanismes ? Peut-être, essentiellement, la subordination du raisonnement sociologique à des hantises politiques légitimes.
Cyril Lemieux est sociologue, directeur d’études à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales).
Article paru le 31 janvier 2015 dans Libération