Philippe Lançon |
Il est des plumes qui justifieraient à elles seules la fidélité à un titre de presse. Journaliste littéraire à Libération, Philippe Lançon, depuis vingt ans, est l'une d'elles, laissé pour mort et réchappé, gravement blessé, de l'attentat contre Charlie Hebdo, où il tenait une chronique intitulée "Dans le jacuzzi des ondes". Toujours hospitalisé, il en a signé le 25 février un nouvel épisode qui suit un premier témoignage publié une semaine après les faits. L'un et l'autre à relire aujourd'hui, comme les lettres d'un frère.
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Libération, 13 janvier 2015
Chers amis de Charlie et Libération,
Il ne me reste pour l’instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d’énergie au-delà desquelles mon ticket n’est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercier de votre soutien et de votre amitié. Je voulais vous dire simplement ceci : s’il y a une chose que cet attentat m’a rappelée, sinon apprise, c’est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux – par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l’information ou la caricature, en bonne compagnie, de toutes les façons possibles, même ratées, sans qu’il soit nécessaire de les juger.
J’y pensais dans la minute horriblement silencieuse qui a suivi le départ des tueurs aux jambes noires - je n’ai rien vu d’autres d’eux, allongé où je l’étais parmi mes compagnons morts, à moitié sous la table de la conférence de rédaction, tout au fond ; j’y pensais en regardant le corps le plus proche, celui de mon ami et ce jour-là voisin de tablée Bernard Maris, qui n’a jamais laissé ses fonctions limiter l’expression de ses enthousiasmes et de ses curiosités. Il venait de parler du roman de Michel Houellebecq, que nous aimons, et je l’avais engueulé… pour ce qu’il avait écrit du traitement de Libération. Puis nous nous étions aussitôt réconciliés sur les passages de Soumission qui, bien entendu, nous avaient fait rire. Bernard ? Une intelligence ouverte et un merveilleux sourire, assez juvénile. Cabu maugréait : il avait entendu Houellebecq dire que la République était morte et il ne l’avalait pas. Cabu était le grognard juvénile et génial des vieilles valeurs de la gauche. Et nous étions tous là parce que nous étions libres, ou voulions l’être le plus possible, parce qu’on voulait rire et nous affronter sur tout, à propos de tout, une petite équipe homérique et carnassière, et c’est justement cela que les hommes en noir, ces sinistres ninjas, ont voulu tuer. Je pensais à Bernard, à Cabu, aux autres dans mon étroit champ de vision, tous morts, et je me demandais, sans connaître évidemment l’état de mes blessures, à quoi tient la vie, la mort ; ce n’est certes pas à Charlie qu’on parlera de miracle pour les uns, de destin pour les autres. La différence, aurait dit Manchette, un ancien de Charlie, n’a tenu qu’à quelques centimètres dans les trajectoires des balles et à nos places respectives quand les hommes aux jambes noires sont rentrés. Moi, j’ai fait le mort en pensant que peut-être je l’étais ou le serais bientôt.
Je suis journaliste à Libération depuis vingt et un ans, j’en suis fier, j’aime les gens qui y travaillent et y ont travaillé. Je suis devenu chroniqueur à Charlie en 2003 parce que Philippe Val me l’a proposé en disant : « Fais ce que tu veux, essaie tout et n’importe quoi, invente, transgresse ! », quel programme (forcément non rempli), et parce que Serge July l’a accepté. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Ces temps-ci, les deux journaux ont souffert, mais, à Charlie, jamais les conférences du mercredi matin n’avaient été aussi vivantes, joyeuses, agressives, excitées. Il y existe une extraordinaire tradition de l’engueulade qui gonfle, qui gonfle, et que dégonflait soudain une blague, généralement de Charb, de Luz ou de Wolinski. Puis tout le monde continuait en riant. C’était la joie de dire toutes les conneries possibles, sous le contrôle amical des conneries des autres, pour le plaisir de la dispute et la certitude qu’il en sortirait quelque chose, une idée, une phrase ou, naturellement, un dessin. Les souvenirs de ces moments me ramenaient vers la conférence avec la sûreté d’y trouver plus d’esprit, de gauloiserie et d’effronterie que je n’en ai. On ne sait jamais, à Charlie, quel sujet va jaillir sur la table avec la brioche ou les gâteaux.
Il se trouve que pendant cette dernière conférence ce furent justement les jihadistes français dont on parla. Tignous ne les justifiait absolument pas, mais, en vrai gars de la banlieue, en rescapé de la pauvreté, il se demandait ce que la France avait vraiment fait pour éviter de créer ces monstres furieux et il piqua une formidable et sensible gueulante en faveur des nouveaux misérables. Sa voix remontait soudain des temps de la Commune. Bernard Maris lui répondit que la France avait beaucoup fait, déversé des tonnes d’argent. Le ton est monté, c’est à Charlie un sujet d’autant plus sensible que chacun y est horrifié qu’on puisse l’imaginer raciste ou cynique, jusqu’au moment où quelqu’un a dit : « Et si, pour se détendre, on parlait du désastre écologique ? » Wolinski et Cabu dessinaient, comme toujours - Wolinski en inventant sur son carnet de vraies fausses histoires qui donnaient sens comique, absurde, à tout ce qu’il voyait et entendait, pour lui donner la forme d’un fantasme réalisé. Je crois qu’il aimait l’emporte-pièce comme preuve de vie. Il admirait aussi les grands dessinateurs, les grands peintres. J’aimais repartir avec lui vers 11h30. Il me parlait de femmes, naturellement. Il les aimait tant !
J’allais partir quand les tueurs sont entrés. Je venais de montrer à Cabu, grand amateur et dessinateur de jazz, le splendide livre de photos de Francis Wolf sur les musiciens enregistrant pour Blue Note, chez Flammarion, sur lequel je pensais écrire dans Libération. Bien sûr, il le connaissait déjà.
Tandis que les pompiers me soulevaient sur un fauteuil à roulettes de la conférence, j’ai survolé les corps de mes compagnons morts, Bernard, Tignous, Cabu, Georges, que mes sauveteurs enjambaient ou longeaient, et soudain, mon Dieu, ils ne riaient plus. Il faut que nous puissions tous rire et informer de nouveau et plus que jamais pour eux, à Libération comme à Charlie, loin des pouvoirs et de leurs excès. Il me faudra un peu de temps et de rééducation pour arriver à rire, la mâchoire est plus fragile que le cœur, mais j’y parviendrai, et ce sera parmi vous, mes collègues, mes compagnons, mes lecteurs et relecteurs, mes amis. P.L.
Extrait de la BD Moi, assassin (Altarriba-Keko) |
Charlie Hebdo, 25 février 2015
Dans la chambre d’hôpital où je vis depuis un mois et demi, je n’ai pas pris l’option télé. Ce n’est naturellement pas le cas de la plupart de mes voisins de couloir, parfois très seuls, très peu lecteurs, pour qui l’écran est une indispensable compagnie. Certains l’écoutent très fort, en permanence, comme pour devenir sourds (à moins qu’ils ne le soient déjà un peu ou beaucoup) à l’incommodité et à l’angoisse qui constituent l’ordinaire du patient. Il y a ici des cancéreux, des accidentés, des suicides manqués, des petits mecs après baston de trottoir ou de sortie de bar, parfois des détenus. Ce qui nous rassemble tous, ce qui nous isole, c’est une gueule plus ou moins cassée. Nous sommes le clan occasionnel des mâchoires qui ont chu.
Pourquoi ne pas avoir pris la télé ? Quatre-vingt-huit euros par mois pour de la connerie à flux continu, c’est un peu cher, et, question flux, je préfère encore celui, discret, des aliments inconnus qui me nourrissent par sonde gastrique. Mais l’argent n’est pas la question, et le problème de la télé, au lendemain du 7 janvier, s’est posé autrement. J’étais alors dans un autre monde, un pied ici, un pied ailleurs, et je ne pouvais parler. J’étais dans le monde flottant des survivants. Les survivants n’ont pas besoin d’images ; ils les vivent, en huis clos et sur un mode répétitif qui laisse loin derrière les les exploits bégayés des chaînes d’information en continu. J’écrivais de grands mots sur de grands cahiers. Quand je fermais les yeux, je voyais battre sous mes paupières la cervelle d’un ami mort à moins d’un mètre de moi, et dont je tairai le nom. J’évitais de fermer les yeux, donc de dormir. Ma famille m’informait brièvement de la progression des recherches quant aux assassins, jusqu’au moment où quelqu’un m’a dit : « Ça y est. On les a butés. » J’appris un peu plus tard qu’ils étaient deux frères et s’appelaient Kouachi. Les jambes noires et le bout d’arme que j’avais vu s’approcher de moi, allongé à terre, appartenaient donc à l’un des deux. Il aurait sans doute fallu faire coller ce que nous avons vécu ce jour-là, à Charlie, avec ce que journaux et télés nous apprenaient maintenant de nos assassins, de ces faux jumeaux en guerre. C’était, en tout cas pour moi, impossible. Ça ne collait pas. On me parlait d’un événement qui n’était pas le mien. Ceux qui m’avaient tiré dessus étaient des fantômes venus d’un autre âge, d’une autre planète, ou d’un film de série Z. Leur irruption avait déchiré nos vies, la mienne. La déchirure reste concrète ; les tueurs, abstraits.
Un trou éternel
À la télé, l’événement, c’est toujours le drame des autres, plus ou moins bien mis en spectacle. On le regarde, on s’indigne un peu, on en rit, on verse une larme, puis on l’oublie. L’événement du 7 janvier n’était pas hors de moi, mais ancré en moi – comme il l’est dans la conscience de la plupart de mes amis. Il ne relevait ni de l’information, ni des experts, ni d’un programme financé par la publicité. Il occupait mes mains bandées. Il entrait ou sortait à sa guise, comme un mauvais génie, du trou fait par la caresse intrusive d’une balle au bas du visage. Plutôt que la télé, je préférais regarder ce trou avec un petit miroir quand on changeait le pansement, écouter les commentaires de ma formidable chirurgienne, une artiste de grande classe et de caractère, une sévère aristocrate de sa profession, ou des infirmières amicales, précises, précieuses, sur l’évolution quotidienne de la plaie. Une belle plaie ! disaient-elles – selon les critères médicaux, naturellement. Je m’efforçais de me l’approprier sans aller jusqu’à la complaisance, au masochisme. Je l’apprivoisais et l’objectivais : c’était mon trou. Bientôt une greffe de peau le ferait disparaître. Mais je savais, moi, qu’il serait toujours là, même invisible aux autres. Mon trou n’était pas là pour me rappeler l’événement ; il était l’événement lui-même, qui continuait de vivre et bourgeonner en moi.
Pourquoi n’ai-je pas pris la télé ? Parce que le temps s’est arrêté, pour l’instant, le 7 janvier ; je n’ai pas voulu d’un temps artificiel, organisé, accéléré, programmé sur l’événement selon les autres. Regarder en boucle les images, écouter sans fin les bavardages sur l’itinéraire des deux frères et sur tout ce qui s’ensuivit, tout cela ne m’aurait au fond rien appris sur un événement aussi bref, violent et opaque qu’un cauchemar dans une nuit d’enfant. Je ne pouvais ni ne voulais le suivre de l’extérieur, comme un téléspectateur. Ce n’était pas l’outil dont j’avais besoin pour recommencer la tapisserie. Le 7 janvier n’était pas un événement qui me « touchait », me « concernait », me « bouleversait ». C’était d’abord – et ça reste – un événement intime. J’étais immobilisé dedans, à l’atelier réparation, lové dans le noir cocon de l’instant fatal. L’hôpital l’entrouvrait peu à peu.
Bien plus tard, à la mi-février, alors que j’allais mieux et tandis qu’on marchait dans les jardins de l’hôpital, l’un des policiers qui m’accompagnent m’a demandé si je préférais que les deux frères soient morts, ou vivants, de manière à ce qu’on puisse les entendre et les juger. Sur le moment, je n’ai pas su quoi répondre. C’était l’un des beaux jours du début février. La lumière était splendide. Pouvais-je souhaiter la vie à ceux qui avaient failli me l’enlever, l’avaient enlevée à mes compagnons et collègues, à ceux qui de toute façon étaient morts ? La question était abstraite, et je ne vivais plus que dans le concret ou la méditation. Mon trou a fini par lui répondre à peu près ceci : « Je ne vais évidemment pas pleurer sur leur mort. Je ne la souhaitais pas non plus. Je n’ai aucune haine, aucun esprit de revanche envers ces inconnus. Et je ne crois pas que les écouter en procès m’aurait permis de comprendre quoi que ce soit à ce qui a eu lieu, ni à ce qu’ils sont. Je n’ai pas vu leurs visages ce jour-là, je n’ai même pas senti les balles qui me touchaient. Ils sont entrés chez mes amis, chez moi, sans y être invités, et ils ont tout cassé en installant leur folie au cœur de nos discussions, de notre amitié, de nos rires. Je n’ai pas envie que la télé prolonge la présence de ces hôtes meurtriers et indélicats, qu’elle l’étale au-delà des bords de la tartine. Je préfère écouter de la musique, et surtout Bach, l’homme dont l’harmonie calme les plaintes et élève les chagrins vers une ligne de beauté, qui n’est jamais de fuite. Avec lui, je retrouve un monde où le silence n’est pas occupé par les morts, mais par ce qu’il y a de vie en nous. »
Quelques jours plus tard, un ami violoniste, est venu jouer dans ma chambre. Il a étalé la longue partition de la chaconne de Bach sur mon lit. Elle s’étalait comme un grand pansement sur les draps, les oreillers, sur les traces de mon corps redevenu mobile. Mon ami violoniste jouait debout, remontant peu à peu vers la tête du lit. Ses notes veillaient sur mes blessures. J’écoutais depuis le fauteuil, et pendant quelques minutes je me suis senti sauvé. De qui, de quoi ? Je ne sais pas. P.L.
Article paru dans Charlie Hebdo le 25 février 2015 et republié par le site Altermonde-sans-frontières
Philippe Lançon est journaliste à Libération, chroniqueur à Charlie Hebdo et écrivain (Les îles - Jean-Claude Lattès, 2011, L'élan - Gallimard, 2013).